e système
« présidentiel » intégral a été mis en place depuis plus d’un demi-siècle : 53 ans. Le bilan politique de cette
période est désastreux principalement au point de vue de la gestion politique : la liberté a été étouffée,
la peur a régné. L’improvisation a empêché le pays de progresser : la coopérativisation nous a fait perdre
une décennie, la fusion et la tension avec le voisin libyen nous en avait fait perdre une seconde.
Les heurts violents avec la jeunesse, les étudiants en particulier ainsi qu’avec les syndicats nous ont conduit
à des violences et des émeutes à plusieurs reprises. La gestion économique a connu deux crises frisant la banqueroute.
Alors, demandons-nous si réellement on peut continuer avec ce système présidentiel. Outre les crises et les
violences qu’il a engendré, il a conduit à l’irresponsabilité des gouvernants et notamment du premier d’entre eux,
à l’exercice d’un pouvoir personnel sans limites, à la concentration de tous les pouvoirs entre les mains d’une
seule personne, à la domination du pouvoir exécutif détenu par le Chef de l’Etat, sur aussi bien le pouvoir
législatif que le pouvoir judiciaire, à l’instauration d’un parti unique de fait, à l’étouffement de la société civile,
à la disparition de toute transparence, à la persécution des élites, à l’impossibilité de transmission pacifique
du pouvoir. Il a fallu un coup d’Etat et une révolte populaire pour écarter les deux Chefs d’Etat.
Les évènements qui viennent de se dérouler depuis des semaines nous dictent le devoir d’examiner de près
les défauts et les résultats de ce système de gouvernement et d’en tirer la leçon. La plus grave erreur qu’il
faut éviter à tout prix serait de perpétuer ce système après le drame national que le pays vient de vivre.
Il faut donc impérativement le remplacer par un système de gouvernement qui organise autrement les pouvoirs
publics ainsi que le contrôle régulier de leur gestion et la détermination de leurs responsabilités. Ce vrai
« changement » est indispensable, celui de 1987 s’étant révélé une vraie supercherie.
Quelles réformes peut-on introduire pour l’avenir ? Il faut en premier lieu séparer les fonctions de
Chef d’Etat et de Chef de gouvernement. Les deux fonctions obéissent à des nécessités différentes d’un
gouvernement « organisé ». Le Chef de l’Etat est là pour symboliser l’unité nationale, le respect de la constitution
et de la loi, pour servir d’arbitre et de conciliateur en cas de besoin. Il ne doit pas être mêlé aux vicissitudes
quotidiennes de l’action politique pour ne pas se discréditer en prétendant après coup qu’il a été trompé en
demandant pardon et en cherchant des boucs émissaires pour se disculper. Il n’est plus un Chef d’Etat respecté,
il risque de devenir un partisan à combattre, un adversaire à éliminer ou un Chef de bande à abattre.
Toute la nation qu’il symbolise s’en trouve déconsidérée. Cette fonction ne peut être remplie que par des
hommes intègres et de haute moralité qui s’astreignent à cette neutralité, se comportent avec modestie,
parvenant ainsi à détenir un pouvoir moral qui est aussi important que celui conféré par la loi. Le Chef de l’Etat donc
« règne » et ne gouverne pas. Il assure une stabilité et une présence de l’Etat qui ne disparaît pas avec chaque crise
politique comme dans notre régime présidentiel où les fautes de nos deux Chefs d’Etat se sont traduites par un
ébranlement grave du pays et de la société.
Le Chef de l’Etat dans le nouveau système, étant donné son statut et ses prérogatives n’a pas besoin
d’être élu au suffrage « universel » comme dans le cas du régime présidentiel. Le suffrage universel est considéré
comme plus démocratique. Il ne l’est pas dans ce cas. Il se transforme en fait en un plébiscite et se traduit par
des majorités invraisemblables évoluant entre 90 et 99,9% ! En outre, il concentre tout le débat politique sur une
seule personne qui promet beaucoup et qui renie ce quelle a promis de faire comme on l’a constaté dans les
deux cas qui nous concernent.
C’est pour toutes ces raisons, qui sont devenues pour nous des faits établis, que l’on doit absolument éviter
l’utilisation du suffrage universel pour le choix du Chef de l’Etat. Le Chef de l’Etat sera élu par le parlement à
une majorité qualifiée, deux tiers ou trois quarts des voix. Il peut être révoqué de la même façon en cas de faute
lourde ou de forfaiture. Son mandat doit être limité dans le temps : 4 ou 5 ans, renouvelable une seule fois.
En revanche, le suffrage universel est le plus approprié pour l’élection des députés et la formation d’un
parlement représentatif de la nation et habilité de la sorte à désigner le Chef de l’Etat.
Le suffrage universel ne présentera alors plus de dangers par « effritement » en quelque sorte ne s’agissant plus
d’élire une seule personne mais un grand nombre de députés. Le parlement devient ainsi le détenteur de la
souveraineté populaire. Les Parlements qui ont été établis depuis l’Indépendance n’ont guère pu jouer ce rôle,
écrasés qu’ils étaient par un pouvoir exécutif présidentiel supposé émanant du suffrage universel direct et
soutenu par un parti devenu une machine électorale et un appareil de propagande. Ce parti s’est révélé
incapable de jouer un rôle positif pour éviter la dérive du règne de Bourguiba et s’est effondré avec la fin du
règne de son successeur ayant été totalement absent au cours des derniers évènements comme l’a été également
l’ensemble de l’appareil d’Etat (Ministres, gouverneurs, délégués, omdas) qui a été totalement impuissant pour
prévenir ou contenir la colère populaire. Tout cet appareil a été paralysé s’étant habitué à « attendre »
les ordres et à y obéir à la lettre.
Le parlement donc, dans le nouveau système, redeviendra l’organe central du système gouvernemental.
Il peut assurer son rôle d’une manière efficace si le mode de scrutin choisi pour l’élection des députés est judicieux
et raisonnable. Il y a en effet deux modes de scrutin possibles : celui dit majoritaire et celui dit proportionnel.
Le mieux est d’adopter une solution moyenne pouvant concilier les aspirations au dialogue démocratique avec
les nécessités d’un gouvernement stable et efficace. Plusieurs formules peuvent être adoptées à ce sujet pour
dégager une majorité stable sans fermer la porte à une transmission du pouvoir à une majorité nouvelle en cas
d’échec de la précédente. Les spécialistes du droit électoral se chargeront de trouver les « mixages » entre
le scrutin majoritaire et le scrutin proportionnel de manière à assurer les objectifs visés : démocratie, stabilité, efficacité.
On en vient ainsi à la seconde pièce essentielle du système : le gouvernement. Celui-ci doit être un
organisme politique responsable et contrôlable, contrairement à ce qui s’est passé durant les 53 ans de régime
présidentiel. Durant cette période le gouvernement n’a été qu’un organe technique dont le rôle est d’exécuter
la politique et les ordres du Président. Les membres de ce gouvernement, Premier Ministre et Ministres n’étaient
que des fonctionnaires du Président nommés et révoqués par lui, à sa convenance. Ils n’avaient à rendre compte
qu’au Président. Ils étaient politiquement irresponsables sauf devant le Président qui lui-même est irresponsable
et incontrôlable. Le Parlement étant devenu aux ordres du Président, c’est l’irresponsabilité généralisée à tous les niveaux.
En outre, ce gouvernement dont les membres sont désignés par le Président ne peut pas être homogène. On y
rencontre des personnes aux idées contradictoires, aucune politique d’ensemble commune à tous ses membres
chacun agissant isolément avec le Président, ignorant s’il le faut le Premier Ministre, et menant chacun son chemin
tant bien que mal vers la « succession » ou vers la faveur du Chef pour être promu.
Ce système présidentiel ne contribue pas à former des hommes d’Etat, des hommes politiques ayant fait leurs
preuves, ayant été consacrés par le choix populaire, ayant eu à prendre des décisions, à assumer des risques
et à recueillir des succès ou à subir des échecs.
Un vrai gouvernement responsable ne peut émaner que de la volonté populaire représentée par le Parlement.
Le Chef de ce gouvernement doit être le Chef de la majorité parlementaire. Les ministres doivent être membres
de cette majorité sauf exception particulière due à des circonstances exceptionnelles.
Ce gouvernement doit avoir un programme commun approuvé par tous ses membres. La composition du gouvernement
et son programme sont présentés au Parlement pour discussion. En cas d’approbation, le gouvernement est investi des
pouvoirs lui appartenant constitutionnellement. Il ne restera plus qu’à nommer les membres de ce gouvernement
par décret du Président de la République lequel est astreint à respecter la décision d’investiture et les choix du chef
de la majorité. Si une telle majorité se révèle difficile à dégager et si l’émergence d’une coalition se révèle nécessaire
pour en dégager une, le Président aura un rôle à jouer pour aider à y parvenir en jouant son rôle de médiateur et de conciliateur.
Le gouvernement ainsi mis en place fonctionnera sous le contrôle permanent du Parlement auquel il doit rendre
compte de son activité. Ses décisions ne peuvent être improvisés par une seule personne. Elles doivent être adoptées
si nécessaire après un vote au sein du Conseil des Ministres. Il reste en place tant qu’il a la confiance du Parlement.
Si cette confiance lui est refusée, il doit se retirer et laisser la place à la nouvelle équipe qui aura bénéficié de cette
confiance. Il y aura une crise ministérielle dont la solution incombe au Parlement. Il y a crise mais il n’y a pas un drame
national comme en cas de « départ » du Chef de l’Etat élu au « suffrage universel » comme ce qui s’est passé avec
les deux premiers Présidents.
Le système proposé permet donc une solution des problèmes et des conflits qui peuvent intervenir comme il permet les
rectifications et les changements d’orientation politique et le redressement des erreurs sans perte de temps. Alors qu’au
cours des deux régimes présidentiels vécus par le pays au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler on a vu comment
on a laissé les choses traîner, les problèmes s’aggraver et les conflits pourrir jusqu’à ce que l’évènement décide et non le gouvernement.
Il y a donc une prédominance du Parlement, prédominance qui appelle deux précisions importantes. Pour que
cette prédominance puisse être légitime, il faut que le Parlement émane d’élections transparentes et que les libertés publiques
soient reconnues et protégées pour que chacun puisse décider librement de ses choix en tant que citoyen. En second lieu,
ce rôle central du Parlement ne doit pas conduire ce dernier à des abus dans l’exercice de ses prérogatives, abus rendant
l’exercice de l’activité gouvernementale difficile ou impossible. Il faut que le Gouvernement gouverne réellement, efficacement
et assume ses responsabilités. Il n’est pas un simple exécutant des ordres des parlementaires. Pour « discipliner » le Parlement
et l’empêcher d’entraver inutilement l’action du gouvernement, ce dernier doit disposer dans ce cas du droit de dissoudre un
Parlement devenu « impossible » et d’appeler le corps électoral à trancher.
On voit que le système n’accorde à aucun organe constitutionnel un pouvoir absolu, ni au Chef de l’Etat, qui « règne et ne
gouverne pas » ni au gouvernement qui peut être sanctionné et renvoyé ni au Parlement qui peut être dissout. On réalise
ainsi cette règle fondamentale de tout système d’organisation des pouvoirs public démocratique et civilisé : « le pouvoir doit
pouvoir arrêter le pouvoir » pour éviter les abus et pour assurer le respect de la personne humaine.
Il y a lieu d’ajouter que l’indépendance de la justice et l’autonomie de la magistrature viendront compléter cet
équilibre des pouvoirs qui auront ainsi à se contrôler mutuellement. L’indépendance du pouvoir judiciaire a été sérieusement
malmenée par le régime présidentiel depuis l’indépendance, le pouvoir exécutif autoritaire et totalitaire voulant dominer
aussi bien le pouvoir législatif que le pouvoir judiciaire. Il faut rendre à la Justice son indépendance et aux magistrats leur
dignité en leur accordant l’inamovibilité pour les protéger contre les mesures répressives et les intimidations de sorte que
le pouvoir judiciaire, ainsi réhabilité puisse jouer son rôle au sein de l’ensemble de l’organisation des pouvoirs publics et
participer à ce contrôle réciproque qui fait que le pouvoir devienne capable « d’arrêter le pouvoir ».
Un gouvernement vient d’être constitué. Il se propose d’organiser des élections. Le problème se pose de savoir quelle sorte
d’élections pour élire un Président ou une Assemblée ? Quelle Assemblée ? Législative ou constitutionnelle ? Il faut ici clarifier le problème.
La tâche la plus urgente nous semble être de réformer la loi électorale en vue d’élire le plus tôt possible une
Assemblée constituante représentative pour décider de l’organisation des pouvoirs publics et du système de gouvernement
le plus apte à éviter le retour à l’autoritarisme et au pouvoir personnel. C’est à cette constituante de se prononcer sur cette
question vitale. On ne peut pas donc considérer comme acquis le maintien du système présidentiel et prévoir dès maintenant
d’organiser l’élection d’un Président au suffrage universel comme par le passé et perpétuer ainsi les dangers que cela comporte.
L’élection d’une Assemblée constituante après la révision de la loi électorale constitue un préalable et la tâche principale
du gouvernement de transition. Il ne lui appartient pas de décider du contenu de cette constitution. Il appartient à l’Assemblée
constituante de s’organiser pour créer les commissions nécessaires pour étudier les projets proposés notamment par le
gouvernement et de statuer sur le contenu définitif de la constitution. C’est après l’établissement de la nouvelle constitution
qu’on pourra organiser les élections adoptées par le texte constitutionnel.
La colère populaire, qui vient de mettre fin au règne du « Président » déchu, mérite que le sacrifice de ceux qui ont réussi
à le révoquer aboutisse à une profonde réforme d’un système de gouvernement qui a fait tant de mal au pays. La Tunisie,
qui, malgré les soubresauts enregistrés depuis l’indépendance, a pu réaliser des succès économiques et sociaux aurait pu,
si elle avait bénéficié d’un progrès substantiel sur le plan politique et démocratique, parvenir aujourd’hui au niveau d’un
pays développé, libre et démocratique.
La Tunisie pourra alors réussir ce qu’ont réalisé les pays qui ont su se doter d’un système de gouvernement privilégiant le
respect de ses potentialités humaines. Elle pourra devenir un pays développé comme la Corée du Sud qui avait le même
niveau de vie que le nôtre au début des années 1960 ou la Finlande qui n’a que quatre millions d’habitants mais qui a le
meilleur système d’éducation dans le monde. Elle pourra devenir un pays libre et démocratique comme la Suisse, ce qui
était notre ambition au cours de la lutte pour l’Indépendance.
Je reste optimiste mais je crains aussi que la force de l’habitude, 53 ans de présidentialisme, le sentiment commun,
compréhensible, d’avoir un père, un tuteur, un guide, un chef qui vous protège, l’ambition des professionnels de la politique
de faire valoir leur talent, ne conduisent, par lassitude et résignation, à maintenir le « statu quo », ce qu’on aura sûrement
à regretter plus rapidement encore que par le passé, le déchaînement des rivalités et la multiplication des candidatures
« présidentielles » ne pouvant que diviser le pays et le déchirer. J’ai dit ce je pense. A chacun de s’exprimer aussi franchement
sur ce sujet fondamental, l’organisation rationnelle des pouvoirs public. Aujourd’hui nous ne disposons que d’un gouvernement
« provisoire », de transition. Il ne peut résoudre tous les problèmes de la société : entre autres l’éducation, l’emploi et le
développement régional. Il doit se concentrer sur l’essentiel : rétablir une vie normale, préparer la transition en nettoyant
les séquelles du passé, en libérant l’écrit et la parole notamment et un projet de réforme de la constitution.
Ce programme doit se réaliser sans précipitation mais avec détermination, en écourtant les délais.
L’Assemblée Constituante sera aussi législative et pourra désigner un gouvernement plus représentatif. On pourra
alors se mettre au travail, le gouvernement pour résoudre les questions fondamentales que pose le redressement de
la situation économique et sociale et le développement du pays et l’Assemblée pour élaborer la nouvelle constitution.
On aura tranché le problème de la légitimité du gouvernement actuellement mise en question et celui des institutions
politiques qui se sont révélées anti-démocratiques. Le provisoire et le transitoire ne doivent pas se prolonger :
l’attente populaire réclame et attend une issue crédible. Une fois la constitution adoptée, on pourra élire un Président de
la République conformément aux dispositions constitutionnelles. En attendant, le Président de l’Assemblée constituante
assurera les fonctions de Chef de l’Etat. C’est là une sortie possible d’une crise qui ne peut pas se prolonger sans risques
de perturbations durables.
Mansour Moalla
Ancien ministre du Plan et des Finances